Pour conclure : Paris et les parisiens

 

« Le temps est l’architecte, le peuple est le maçon. »

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, livre III, chap. I.


Le Paris contemporain est issu d’une longue histoire. La ville s’est progressivement et par à-coups étendue en fonction des conjonctures politiques et économiques. Les enceintes successives marquent cette extension. En un siècle, de 1815 à 1914, autour de Paris, maraîchages, champs de céréales et vignes accueillent pavillons, jardins, usines et entrepôts, bidonvilles et terrains vagues et sont intégrés dans la ville. Les pavillons des grands lotissements de la Restauration sont, quelques dizaines d’années plus tard, remplacés par des immeubles collectifs. La ville s’est aussi reconstruite sur elle-même : que de bâtiments remarquables détruits, reconstruits ou qui changent d’affectation ! Paris s’est densifié et s’est aussi aéré : les maisons qui couvrent les ponts sont démolies à la fin du XVIIIe siècle, les immeubles qui donnent directement sur la Seine font place à des quais. Haussmann rase la Cité et le tissu urbain moyenâgeux autour du Châtelet et des Halles et la population y diminue fortement. Un contemporain de François 1er ou de Louis XV qui traverserait aujourd’hui Paris du nord au sud ou qui descendrait la Seine reconnaîtrait à peine quelques bâtiments.

Peut-on trouver une certaine logique dans ce développement ? Le site, le relief, les zones inondables, l’approvisionnement de la ville par le fleuve expliquent en partie un développement spontané vers l’ouest mais le hasard y est aussi pour beaucoup. Sans le coup de lance qui tue Henri II, les Tuileries n’auraient sans doute pas vu le jour, et avec le palais, le jardin et l’axe des Champs-Elysées.

A quelques exceptions près - sans doute Philippe Auguste, certainement Henri IV, Louis XIV avant l’installation de la Cour à Versailles - jusqu’au XIXe siècle, le pouvoir royal intervient très peu. Il s’agit essentiellement pour lui d’assurer un minimum d’ordre et de sécurité et de tenter de limiter, en vain, la croissance de la ville car la grande ville fait peur et le pouvoir s’en méfie. L’administration de la ville se caractérise par un enchevêtrement des compétences et un étroit contrôle du pouvoir royal, mais personne n’a autorité sur l’aménagement et n’est à même de définir des projets et encore moins de les mettre en œuvre, en dehors du roi - lequel pendant un siècle est à Versailles et connaît mal la capitale de son royaume.

L’initiative privée règne. Presque toutes les classes de la société y ont leur part : le roi, pour quelques bâtiments prestigieux (Le Louvre, les Invalides, l’Ecole Militaire), les courtisans à l’origine des places royales, la noblesse et les fermiers généraux pour les hôtels particuliers, les ordres religieux pour les couvents, les entrepreneurs, les financiers et les architectes pour les lotissements mais aussi les bourgeois de Paris qui construisent pour eux-mêmes ou pour s’assurer des rentes. Les moins riches, commerçants ou artisans, petits propriétaires ou locataires, forment la clientèle de ceux qui construisent. Seuls les plus pauvres subissent la ville sans participer à sa construction.

La magnificence du grand patrimoine qui demeure, les hôtels du Marais et du faubourg Saint-Germain, le Louvre et le Palais Royal, les grandes églises, les jardins des Tuileries et du Luxembourg, un art de vivre sous l’Ancien Régime - et bien plus tard - entre Versailles, les salons du noble faubourg et les châteaux en province de même que les quelques quartiers anciens à peu près homogènes conservés et restaurés, tout cela ne doit pas masquer les conditions de vie de l’immense majorité des Parisiens. Boileau et Sébastien Mercier ont décrit les embarras de Paris mais, au-delà de la foule et du pittoresque du spectacle de la rue, peut-on aujourd’hui s’imaginer la vie quotidienne des Parisiens sous l’Ancien Régime ? L’image, très touristique, que donnent de Paris certaines émissions de télévision est très partielle, pour ne pas dire partiale.

Philippe Auguste, le premier, s’émeut de la saleté et de la puanteur des rues[1] et en ordonne le pavage[2]. Jusqu’au XVIe siècle, les portes de Paris sont marquées par des buttes de gravats et d’ordures[3].

Les rues étroites et sombres, encombrées de détritus et de déjections de chevaux[4], servent longtemps d’égouts à ciel ouvert. Décrets et ordonnances se succèdent depuis le XIVe siècle pour imposer dans chaque maison des fosses d’aisance, sans grands résultats. Jusqu’à la construction d’abattoirs sous Napoléon 1er les animaux de boucherie arrivent par troupeaux en plein centre de Paris, autour du Châtelet et de l’église Saint-Jacques, où ils sont tués et dépecés et les déchets sont jetés à la Seine[5]. Les résidus des tanneries et des mégisseries de la Bièvre se retrouvent également dans le fleuve. L’eau provenant des sources de Belleville ou de l’aqueduc d’Arcueil étant très insuffisante, la majorité des Parisiens consomment l’eau de la Seine depuis les pompes installées au XVIIe s. sur le Pont Neuf (la Samaritaine) et le pont Notre-Dame. A la fin XVIIIe, les pompes à feu de Chaillot et du Gros-Caillou alimentent en eau le faubourg Saint-Honoré et le faubourg Saint-Germain, mais elles sont situées en aval de Paris. Si les Parisiens sont vaccinés (ou mithridatisés !), il n’en va pas de même pour les provinciaux et les étrangers[6]. L’éclairage systématique des rues principales par des lanternes n’apparaît qu’après une ordonnance de 1667. Quelques années auparavant, en 1662, un service de porte-flambeaux a été créé. Moyennant rétribution, ils accompagnent les personnes jusqu’à leur domicile ; ce service se maintient jusqu’à la Révolution.

En 1749 dans Des embellissements de Paris, Voltaire écrit : « Nous rougissons, avec raison, de voir les marchés publics établis dans des rues étroites, étaler la malpropreté, répandre l’infection et causer des désordres continuels […] le centre de la ville, obscur, resserré, hideux, représente le temps de la plus hideuse barbarie. Nous le disons sans cesse : mais jusqu’à quand le dirons-nous sans y remédier ?[7] »

Les choses changent à partir de la fin du XVIIIe s. et surtout tout au long du XIXe siècle. La taille de la ville, la pression démographique, les idées des médecins et des hygiénistes[8] et les progrès techniques imposent de nouvelles approches et l’intervention directe du pouvoir pour améliorer les conditions de vie dans une ville que beaucoup, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, considèrent comme malade. Progressivement, les pouvoirs publics prennent en main l’administration de la ville : suppression des cimetières en ville à la fin XVIIIe, réseau d’adduction d’eau à partir du bassin de La Villette et abattoirs sous le Premier Empire, premiers omnibus à chevaux en 1828, éclairage au gaz des rues (à partir de 1830)… Mais il faut attendre Napoléon III et Haussmann pour que se mette en place une politique globale de la ville : « percées », réseau d’alimentation en eau potable, réseau d’égouts, parcs et jardins, équipements publics couvrant toute la ville. Le tramway électrique, en substitution à la traction hippomobile, n’apparaît qu’en 1900, en même temps que le métro. Le nettoyage des rues et l’enlèvement des ordures ménagères ne deviennent efficaces qu’à la fin du XIXe siècle (grâce au Préfet Poubelle). Malgré les bonnes intentions de Napoléon III, Il faudra attendre le XXe siècle pour que soit pris en compte le logement des plus pauvres.

L’évolution de Paris au cours du temps ne peut se réduire à son aspect spatial. Les modes de vie, les mentalités ont considérablement changé au cours des siècles et la vie dans l’ancien Paris relève d’un autre monde que celui que nous connaissons aujourd’hui. Ce qui était alors considéré comme normal et - sauf disettes ou épidémies - bien admis, nous paraîtrait aujourd’hui totalement inacceptable. En 1900, avec l’électricité, le téléphone, le cinéma, l’automobile et, à peine plus tard, l’avion et la radio, le Paris contemporain auquel Haussmann a donné sa forme, est - presque - déjà là. Manifestation emblématique de la Belle Époque, dont le thème est « le bilan d’un siècle », l’exposition universelle de 1900, inaugure le XXe siècle dans un éclectisme qui nous paraît très « kitsch ». Plus que jamais, Paris, « capitale du XIXe siècle[9] », rayonne aux yeux de tous comme la ville phare des arts et de la technique, du luxe et de l’art de vivre, avant que la guerre de 1914 ne signe la fin d’un monde.



[1] Le roi « s’appuya à une des fenêtres de la salle (du palais de la Cité) à laquelle il s’appuyait aucunes fois pour Seine regarder et pour avoir récréation de l’air. Si advint en ce point que charrettes que on charriait parmi les rues émurent et touillèrent si la boue et l’ordure dont elles étaient pleines, qu’une puanteur en sortit si grande qu’à peine était-il possible de la supporter ; elle monta jusqu’à la fenêtre où le roi était assis. » Rigord, 1184. Cité par A. Fierro, Histoire et dictionnaire de Paris.

[2] Seules semble-t-il les rues Saint-Denis, Saint-Jacques, Saint-Honoré et Saint-Antoine sont alors pavées.

[3] Elles sont très visibles sur les plans du milieu du XVIe siècle avant d’être arasées et transformées en bastion de défense de l’enceinte des « fossés jaunes ».

[4] 78 908 chevaux recensés à Paris en 1880, 10 000 à 12 000 sans doute au XVIIIe siècle.

[5] Selon Guillebert de Mets, au milieu du XVe siècle, Paris consommait chaque semaine 4000 moutons, 240 bœufs, 540 veaux 200 pourceaux salés et 400 pourceaux non salés. Trois siècles plus tard, au milieu du XVIIIe siècle, les chiffres sont de 6500 moutons, 1800 bœufs et vaches et 700 porcs.

[6] En 1778 la mère de Mozart meurt à Paris de typhoïde. La qualité de l’eau de la Seine n’est pas celle de Salzbourg!

[7] Cité par Françoise Choay dans Haussmann conservateur de Paris, Actes sud, 2013.

[8] Selon les conceptions de l’époque, l’étroitesse des rues et la hauteur des maisons empêchent la circulation de l’air et la dispersion des "miasmes" porteurs de maladies.

[9] Paris, capitale du XIXe siècle. Walter Benjamin (1935)